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En Colombie, négocier pour construire

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Des membres des FARC en Colombie, le 12 juillet 2012 (Luis Robayo/AFP)

Chez Michel Wieviorka, Rue89 Les Blogs, publié le 22 septembre 2012

(De Bogotá) La critique des armes ne suffit pas quand, sous la violence, règnent le chaos, la déstructuration de la vie sociale, la faiblesse de l’Etat, des institutions et du système politique. L’arrêt de la violence armée est alors nécessaire pour qu’un pays puisse se projeter avec confiance vers l’avenir, mais il n’est pas suffisant. L’expérience de la Colombie, ici, mérite que l’on s’y arrête.

Véritable démocratie, en même temps que ravagé depuis longtemps par la violence politique et sociale, ce pays vient de mettre fin à l’action des paramilitaires, qui pour contrer les guérillas avaient développé une violence atroce.

Avec la loi « Justice et paix » de 2005, près de 4 000 d’entre eux, ceux qui ont commis les pires crimes, ont le choix entre reconnaître leurs actes et subir une peine de prison de 5 à 8 ans, ou passer devant la justice ordinaire. Et quelque 31 000 autres, dont la violence passée est moins grave, peuvent bénéficier d’un processus de réinsertion à condition de témoigner, en particulier sur ce qu’était leur rôle dans leur groupe – à suivre leurs déclarations, le nombre de cuisiniers dont les paramilitaires avaient besoin est impressionnant ! Les entreprises reçoivent des moyens particuliers quand elles acceptent d’employer des anciens paramilitaires.

Et alors même que ce processus est en cours, le pouvoir et la principale guérilla du pays, les FARC, sont engagés dans des négociations qui se déroulent pour l« instant à Cuba, et se prolongeront en Norvège, un pays qui s’est fait le champion de l’organisation de ce type de sortie de la violence.

La lutte armée est enracinée

Le problème n’est pas seulement l’existence d’une force militaire, la guérilla, défiant l’Etat et lui contestant, selon la formule connue, le monopole de la violence légitime. La lutte armée, ici, contrairement au terrorisme extrême des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, a une implantation réelle dans la société.

Les FARC (mais aussi l’autre guérilla, l’ELN, à laquelle le gouvernement a fait savoir qu’elle pourrait elle aussi entrer dans une logique de négociation) sont en effet enracinées sur le terrain, dans les campagnes, où leurs excès terrifiants n’empêchent pas bien des sympathies. Honnies en ville par les couches moyennes, elles peuvent néanmoins compter sur des soutiens populaires en zone urbaine.

La négation criminelle des droits de l’homme qui les caractérise ne doit pas minimiser les dimensions politiques de cet enracinement, que traduit un Parti communiste colombien clandestin, le PCCC, qui lui est acquis, ainsi que des liens, qui se sont raffermis ces derniers temps, avec le Parti communiste colombien.

Coupables de crimes majeurs, la guérilla est en même temps un acteur politique, et qui entend tenir sa place politique à l’avenir. Un premier enjeu, décisif, des négociations en cours, tient précisément à cette ambivalence : comment le pouvoir pourra-t-il conjuguer la justice, d’un côté, et d’un autre côté la participation légale des FARC au système politique ? Comment celles-ci pourront-elles reconnaître leurs crimes et accepter qu’ils soient jugés tout en se posant en acteur politique rentrant dans le jeu démocratique ?

La décomposition du tissu social

Dans de nombreuses zones rurales, la guérilla a produit la décomposition du tissu social. Des paysans ont été expulsés, privés de leur terre, de son fait ou de celui des paramilitaires, et le pays compte quelque 4 millions de personnes déplacées, paysans dépaysannés peuplant les quartiers pauvres des villes, n’envisageant guère le retour, et connaissant de graves difficultés pour vivre, ou tout simplement survivre.

Dans les campagnes, dans les communautés, les villages, les petites villes, le lien social a été endommagé gravement, surtout lorsque les protagonistes de la violence, guérilla, paramilitaires, armée, se sont succédés ou combattus localement, sur le dos des populations. Beaucoup ont été victimes et coupables, des familles sont partagées, la culture locale est détruite, et la peur règne, source de paralysie.

Ce qui dessine un deuxième enjeu : sortir de la lutte armée, et plus largement de la violence, qui s’est éventuellement croisée, de la guérilla et des paramilitaires, sans parler des exactions commises par l’armée, c’est nécessairement ouvrir la question du lien social, de la capacité à faire renaître des rapports sociaux, plutôt que la crise et la terreur.

C’est prendre à bras le corps la question agraire, et de l“éventuelle restitution des terres, sans parler du traitement social qu’appellent les déracinés peuplant les villes. C’est aussi se demander comment peuvent revivre des cultures affaiblies par des années de violence – des cultures qui comportent elles-mêmes des éléments éventuellement incompatibles avec les valeurs universelles et les droits de l’homme.

Ainsi, dans les communautés indiennes, certaines formes de violence subie par les femmes préexistaient à la guérilla, en même temps que des traditions en interdisant d’autres formes : la guérilla et les paramilitaires, avec les viols, ont bousculé cet ordre culturel. A terme, l’enjeu est bien de construire une société, avec ses conflits institutionnalisés, ou institutionnalisables, autorisant le débat, la négociation, le jeu des acteurs.

Narcotrafic et guérilla

La guérilla joue un rôle important dans le narcotrafic. Dans certaines zones, elle apporte le cadre organisationnel qui structure la production et la transformation de la coca, c’est un acteur de la vie économique qui accompagne des communautés rurales : peut-être pourrait-elle penser le développement autrement, imaginer une autre agriculture.

Dans ces mêmes zones, ou dans d’autres, elle assure la distribution de la drogue, elle en contrôle la circulation vers le marché international, elle en vit. Il y a là un autre enjeu : que peut-il advenir de cette économie illicite internationale, dans laquelle opèrent aussi bien d’autres acteurs, et qui met en jeu des sommes considérables ?

La guérilla a commis des crimes, et l’opinion a soif de justice. Mais l’opinion est partagée s’il s’agit de la guérilla et des paramilitaires. Dans les grandes villes, et surtout dans les couches moyennes et dominantes, le jugement est bien plus critique vis-à-vis de la guérilla, et la crainte existe qu’elle soit finalement mieux traitée que les paramilitaires.

Il est vrai qu’elle est en passe d’obtenir une reconnaissance de son caractère politique, ce qui la distingue des paramilitaires, dont par ailleurs les atrocités sont allées plus loin. Ce n’est pas exonérer la guérilla de ses crimes que de dire qu’elle a dans l’ensemble plus combattu l’Etat que fait régner la terreur.

L’enjeu de la mémoire

La violence des paramilitaires, et, sur une plus longue période, celle de la guérilla est susceptible de déformations et d’oubli dans l’imaginaire collectif – pour s’affirmer, a pu même dire Ernest Renan dans une conférence célèbre (Qu’est-ce qu’une nation ? , 1883), une nation doit oublier les crimes qui ont accompagné sa naissance.

Un tel rapport au passé est aujourd’hui inacceptable, et en Colombie, comme ailleurs, existe une volonté de mémoire, et que celle-ci se transforme en histoire. La préservation constructive de la mémoire historique est un autre enjeu de la sortie de la violence : faire en sorte qu’elle soit collectée, archivée, accessible au public, mais aussi aux chercheurs, qu’elle fasse partie de ce qui est enseigné.

Ces divers enjeux sont, chacun à sa façon, indissociables d’une question lancinante : celle de la capacité de l’Etat et de ses institutions à fonctionner. La guérilla, quels qu’aient été les succès proprement militaires du pouvoir, sous la présidence Uribe, a souligné les carences ou l’impuissance de l’Etat, surtout dans les zones rurales, et les limites des politiques publiques. S’il s’agit de transformer un système politique et de l’ouvrir à une gauche proche des communistes, et de reconstruire une société, il s’agit aussi de renforcer un Etat et ses institutions.

La Colombie retient son souffle, et soutient les négociations en cours : la côte du président Santos est montée de dix points depuis qu’elles sont annoncées. L’espoir existe que la fin de la lutte armée ouvre l’espace d’une reconstruction totale du pays.

Chez Michel Wieviorka, Rue89 Les Blogs, publié le 22 septembre 2012


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